Au début de l'été 2011, je passais près d'une place de la grande ville qui est la plus proche de chez moi, et je fus interpellé par des pancartes rédigées "à l'arrache" et que leur auteurs, des indignés, accompagnaient de leur présence.
D'abord je ne m'arrêtai pas, par habitude d'être méprisant, mais soudain une pensée me fit me stopper net.
Je me suis dit "mon gars, tu es révoltés par tout, et le jour où des gens comme toi font enfin quelque chose ensemble et en public, tu les méprises pour aller continuer à faire la gueule dans ton coin?".
Non! impossible. La moindre des choses est d'aller tâter le terrain, de discuter et pourquoi pas de participer.
Résultat : pendant deux mois j'ai passé toutes mes soirées et mes week-end sur cette place.
Expérience fabuleuse que je ne regrette pour rien au monde, ce qui ne signifie pas que je ne pense aujourd'hui que du bien des indignés.
Je vous fait un petit compte rendu avec commentaires :
Ce qu'il y avait de vraiment nouveau.
Le principe général était de s'unir dans la rue pour manifester son indignation mais sans préjuger de ce qu'était l'indignation de chacun, et sans aucune adhésion à un quelconque militantisme.
Les limites à cette libéralité étaient que le mouvement se disait citoyen, non violent, et que drogue et alcool étaient exclus.
Rien de vraiment contraignant mais surtout rien d'idéologique, le côté "citoyen" étant par lui-même suffisamment abstrait pour ne pas peser très lourd.
De tels principes étaient extra à vivre car on pouvait décider d'être soi-même, de venir avec son expérience, ses pensées et de les assumer dans la mesure où on ne les imposait pas aux autres. Chacun pouvait théoriquement être "lui-même" sans que personne ne prenne de pouvoir. Le mouvement avait un effet déshinibant étonnant que j'explique par la diversité des participants : des individus de toute sorte, pas de conformisme possible et du coup la question permanente de ce qui nous réunissait. Question pas évidente et certainement pas résolue.
Il suffisait d'être là.
Les leçons :
J'ignore si les innombrables personnes qui ont croisé cette place sans nous rejoindre ont compris cela, qu'il suffisait d'être là sans adhérer à quoi que ce soit, ou si elles ne voulaient fondamentalement pas que les choses changent.
Toujours est-il qu'elles m'ont appris une chose importante. La plupart d'entre elles tenaient à peu près ce discours : " je suis d'accord avec vous, mais les autres ne vous suivront pas". Phrase extraordinaire, qui dit toute l'impuissance politique à laquelle on nous a réduit. Pour toutes ces personnes qui soutenaient notre mouvement sans le démontrer, qui donc ne le soutenaient pas, il n'était concevable de participer que dans la mesure où un mouvement de masse se serait constitué avant qu'elles-mêmes ne se décident, autrement dit il n'était pas question pour elles de prendre le risque de faire partie d'une minorité. Avec une telle logique, on peut donner raison aux analystes qui expliquent que les révolutions n'ont jamais lieu que sous la contrainte de la faim. Je tiens loin de moi tout le mépris que cela m'inspire. Si c'est la faim qui provoque les révolutions, alors les révolutions n'existent pas. Ou bien les êtres humains n'ont pas d'esprit, ou bien les esprits sont impuissants et nous ne sommes collectivement que des pantins, ballotés par le courant d'un fleuve et vaguement dirigés par leurs estomacs.
Pour le coup toutes ces personnes avec qui je tenais le soir cette place des indignés m'inspiraient une grande et naïve sympathie ...
... jusqu'à ce que l'observation de leur actes et de leurs comportements laisse place à une grande désillusion.
Je m'étonne qu'à chaque fois que des êtres humains se rassemblent pour protester, ils organisent des AG (pour les martiens, AG = assemblée générale). C'est le genre d'automatisme que mon esprit anti-conformiste aime réduire en compote. Et voilà nos petits révolutionnaires qui se mettent à agir comme des machines programmées par l'idéologie démocratique : BIEN = démocratie = AG = vote.
Vous vous rappelez : il suffit d'être là!
Apparemment pour beaucoup ça ne suffit pas, ils ne se sentent pas assez exister, il faut qu'ils fassent quelque chose qui ait l'air vrai, qui fasse pro, volontaire. Et si on faisait des AG tous les soirs?
Qu'on se rassemble de temps en temps pour se dire des choses, c'est très bien et même nécessaire, mais le faire systématiquement et appeler ça AG, je flaire le danger.
C'est bien senti, car très vite il est question de vote. Il paraît que des décisions collectives s'imposent. Au fil des semaines le souffle de liberté des débuts s'estompe. Est-ce parce que beaucoup des participants n'ont pas ce souffle en eux et qu'ils ne font que simuler sans même le savoir, ou est-ce à cause des AG dont les participants (dont je ne suis pas) se font manipuler, retourner et abrutir à force de se soumettre à la prétendue nécessité de voter?
Le vote est un outil idéologique très efficace : le principe est de soumettre une question à l'alternative oui ou non en faisant disparaître le fait que la question est mal posée et que les réponses sont réductrices. C'est l'art de faire fonctionner les individus sur un mode binaire, comme les ordinateurs, pour les empêcher de penser en poète et en artiste, c'est à dire de penser vraiment.
Il suffisait d'être là, bordel! il suffisait d'étaler quelques couleurs sur des morceaux de carton. De l'art maladroit comme hymne à la vie. Plusieurs centaines de personnes s'improvisant artistes pour dire avec le coeur leur envie d'un autre monde. Au lieu de cela, 5 personnes sur 300 ont pensé à amener des couleurs. Les autres n'y pensaient même pas, ils se contentaient de slogans. Des machines réclamant la justice et se plaignant du mal qu'il y a dans le monde. Le mal, c'est à dire tout ce qui est vaguement du côté de l'argent et du pouvoir, une région obscure et flou dont la seule chose certaine est qu'elle se tient à l'extérieure, quelque part mais pas ici, pas "en moi".
N'est-ce donc pas un fait évident que ce que je suis dans mes rapports avec autrui crée la société et que, si je ne me transforme pas moi-même radicalement il ne peut y avoir aucune transformation dans la fonction essentielle de la société ? Lorsque nous comptons sur un système pour transformer la société, nous ne faisons qu'éluder la question ; un système ne peut pas modifier l'homme, c'est l'homme qui altère toujours le système, ainsi que le démontre l'histoire. Tant que dans mes rapports avec vous, je ne me comprends pas moi-même, je suis la cause du chaos, des malheurs, des destructions, de la peur, de la brutalité. Et me comprendre n'est pas affaire de temps ; je puis me comprendre en ce moment-même. Si je dis : je me comprendrais demain, j'introduis le chaos, mon action est destructrice.
Krishnamurti, La première et dernière liberté
Et voilà le motif principal de mon abandon de ce mouvement : l'incapacité maladive d'une majorité des participants à comprendre que l'injustice vient de chacun de nous, de la nature-même du monde et de l'identité que nous construisons, et qu'il n'y a aucune justice possible sans une confrontation de l'homme avec lui-même, avec son intériorité mise à nue. Pour cette majorité même la pourriture de ceux qui nous dominent par l'argent n'est pas à mettre en cause. Bien sûr que non puisque remettre en cause un être humain, c'est remettre en cause tout être humain et c'est donc se remettre en cause soi-même. Voilà nos petits révolutionnaires incapables de regarder le mal en face, c'est à dire de se regarder eux-mêmes.
Je les soupçonne d'éprouver secrètement une formidable haine pour la philosophie et pour tous ceux qui s'y adonnent. Ils y voient probablement la manifestation d'une attitude prétentieuse et stérile.
Quand à la spiritualité, n'en parlons même pas, c'est forcément "secte et compagnie".
J'ai pu voir comment certains se sentaient convaincus d'avoir le don inné de la compréhension des choses et de la nature du Bien absolu. Beaucoup sont anti-fascistes, trop certains de leur bonté pour s'apercevoir que l'anti-fascisme n'est rien d'autre que du fascisme mis dans l'autre sens, autrement dit que derrière les apparences c'est la même chose. Quel néant faut-il avoir en soi pour croire fabriquer du Bien en prônant juste le contraire d'un mal désigné?
Ces anti-fascistes n'étaient pas pour rien dans la mise en place des AG. Militants dans la peau, ils ont le sens de l'organisation, de la décision et savent causer. Mais ce qui est intéressant c'est que malgré leur mépris du pouvoir, ils font preuve d'un conformisme qui génère des formes subtiles de pouvoir. Par exemple j'ai vu comment les AG ont fait fuir les plus authentiques des indignés (c'est à dire les moins militants) et comment elles ont fini par constituer un petit groupe d'individus qui en tant que groupe, et sans qu'aucun individu ne prenne le pouvoir, s'est auto-proclamé pouvoir du mouvement, et s'est finalement complètement identifié au mouvement lui-même, ne tenant absolument pas compte du fait que leur façon d'agir et de penser ne convenait pas à des tas de gens qui du coup se barraient.
L'autre facette de ces événements, ce sont ces autres qui ont progressivement quitté le mouvement par incapacité à comprendre et à s'opposer au militantisme subtil qui le gangrenait. Au lieu de penser et d'agir en conséquence, ils se sont d'abord soumis, trouvant les AG formidables et y participant, puis sentant que quelque chose leur déplaisait, mais refusant de l'affronter, ils s'en allaient. J'ai été assez peiné de voir que ces individus là, dont je fais plus ou moins partie, ce sont révélés incapables de s'unir, comme si la seule alternative était de se soumettre à la tendance militantiste ou de s'en aller, comme s'il ne parvenaient pas réellement à penser, imaginer et réaliser une manière collective d'être AUTRE, comme s'ils ne réalisaient pas et n'assumaient pas le fait qu'ils pouvaient décider de ce qu'était pour eux le mouvement des indignés sans adhérer à un mouvement extérieur, qu'il suffisait que chacun soit là avec ses capacités et son coeur, qu'il y avait en nous tout ce qu'il fallait pour que les événements s'harmonisent naturellement.
Les indignés existent toujours. Ceux qui sont restés ont probablement assez de points communs pour se supporter. Ils croient certainement qu'ils sont les plus fidèles au mouvement, mais le mouvement qu'ils perpétuent n'est pas celui auquel j'ai voulu participer. Ils ont créé un beau site internet, rempli de belles intentions, ils sont bien intégrés par le "système"...
...et pas une ligne sur l'idée que l'être humain puisse et doive remettre en cause sa nature, que le mal soit à la fois individuel et collectif, intérieur et extérieur.
Avant de chercher à savoir quel est le but de la vie, et ce que signifie ce monde chaotique d'antagonismes nationaux, de conflits, de guerres, nous devons commencer par nous-mêmes.
Krishnamurti, La première et dernière liberté
On ne croit pas à la remise en cause de l'être humain, donc on met cette question de côté et on cherche des solutions extérieures, qui par définition n'aboutirons jamais à rien. C'est cela le Théâtre, la perpétuation d'une mise en scène absurde.
Les indignés? une belle expérience qui m'a enseigné plein de choses et qui m'a conforté dans ce que je pensais déjà :
Les êtres humains globalement ne sont pas prêts à changer, et ils risquent de morfler quand ils en seront contraints par les événements.
La vraie politique n'est pour l'instant pas celle qui se joue dehors, mais celle qui se joue en dedans de nous.
Les vrais héros politiques sont tous ces individus qui dans l'ombre de leur solitude s'efforcent de cheminer spirituellement, et vont vers la compréhension du fait que le nouveau monde est celui des êtres qui ont renoncés à leur passé et leur fausse identité, et qui embrassent les résonances infinies qui nous enveloppent.
Mais que savez-vous ? Vous ne connaissez que ce qui est déjà déterminé, déjà conclu. Vous ne connaissez que ce qui est d'hier, et nous disons : commencez par ce que vous ne connaissez pas, et vivez en partant de là. Si vous dites : « comment puis-je vivre à partir de là ? », vous invitez la structure d'hier. Mais si vous viviez avec l'inconnu, vous seriez libre, vous agiriez à partir de votre liberté, et, après tout, c'est cela l'amour. Si vous dites : « je sais ce qu'est l'amour », c'est que vous ne savez pas ce que c'est. Cela ne peut sûrement pas être une mémoire, le souvenir d'un plaisir. Et puisque ce n'est pas cela, vivez avec ce que vous ne connaissez pas.
Krishnamurti, La Révolution du silence
Encore une réflexion :
Le (ou Un) problème politique qu'a prétendu régler la démocratie est celui de l'entente entre individus ou groupes d'individus n'ayant pas le même point de vue sur le monde. On peut lui reprocher de ne pas avoir questionner les causes de cette mésentente et de l'avoir entretenue tout en prétendant la gérer.
Au final ça va juste lui péter à la figure.
C'est ce que j'ai voulu entendre quand Eli Barnavi a dit sur radio france un jour que la démocratie était "une couche d'huile sur un océan de violence".
Derrière nos mésententes, il y a des vérités terribles que nous ne voulons pas voir. J'ai pu observer dans le mouvement des indignés ce même aveuglement qui a généré cela-même qu'ils prétendent vouloir combattre et dépasser.
Cela devait être dit.
Commentaires
Beaucoup de choses intéressantes dans cet article, cependant, il y a juste quelques points sur lesquels je ne suis pas d'accord.
Déjà, comme bien expliqué, le mouvement des indignés est par nature ouvert à tous. Il n'appartient à personne... Donc critiquer les indignés, c'est s'auto critiquer, car le principe c'est que tout le monde peut faire son mouvement selon ses idées. On ne peut pas critiquer les indignés, car ils sont aussi différents qu'ils sont nombreux.
Enfin, les indignés, je dirai que le nom était vraiment mal choisi, trop tourné vers la protestation, alors que ce n'était pas un mouvement construit pour réussir dans cette voie... Je l'aurai plus vu pour construire.
Sinon, oui la révolution, les gens ont peur du changement à raison. Ils ont souvent une famille, des enfants, un toit qu'ils ont perdre de perdre, et à manger, le changement ne garantit rien de ça. Plutôt que de leur jeter la pierre, je pense qu'il est important de les comprendre. C'est la base du changement.
Aux indignés auquel j'étais, les décisions étaient prises à l'unanimité.
Enfin désaccord sur cette philosophie qui consiste à dire qu'on peut changer l'être humain... A part en faisant des modifications génétiques on ne peut pas changer, ou alors c'est sur des millénaires... On peut changer nos cultures, nos valeurs, mais on changera pas notre espèce animale comme ça...
Et justement, c'est important je trouve de prendre en compte ce qu'on est ! D'accepter donc notre diversité, et le fait que pour que la terre tourne, il faut aussi bien des sages, que des fêtards, des bosseurs, des solitaires, des sociales etc... Et même des sanguins, des peureux, des aigris etc...