La Science existe-t-elle ? Je répondrais par l'affirmative, mais en précisant qu'elle est une institution incarnant moins une quête de connaissance qu'un projet universaliste.
La Science désigne le rêve d'un savoir universellement acceptable. En ce sens elle ne se confond en rien avec la Scientificité dont l'intentionnalité consiste à tendre vers une connaissance qui se forge à force de questionnements, d'observations et de modélisations quant à la nature et à la fonction de la réalité. La scientificité ne requiert pas en elle-même d'acceptation universelle. La rigueur et la pertinence d'une démonstration scientifique est indépendante de la quantité d'individus susceptibles de la comprendre et de la vérifier.
Le discours consensuel sur la science prétend que la scientificité d'un modèle dépend de la façon dont il est accepté par la communauté scientifique et qu'une démonstration ne vaut que si elle est reproductible en théorie par n'importe qui (sous-entendu ayant les compétences suffisantes). Un tel point de vue est plus idéologique que scientifique, car il présuppose une égalité de nature et de facultés sensorielles pour tout être humain. Il présuppose une détermination idéologique, et plus précisément matérialiste, d'un genre humain dont l'unité et la nature définitive des capacités précèderaient la démarche scientifique elle-même. Autrement dit cette idéologie prétend définir l'être humain et soumettre la démarche scientifique à cette définition. En conséquence, toute prétention de la science qui en découle à chercher à comprendre la nature humaine et à prétendre apporter des réponses à cette quête sera complètement soumise au postulat de départ qui a prédéfini les limites de ce qui pouvait être découvert.
Cet a priori matérialiste n'est pas séparable du projet universaliste qu'on appelle Science. En effet, pour pouvoir prétendre établir un savoir extérieur objectif et universel, il faut que toute démonstration soit en droit reproductible par n'importe qui, c'est à dire qu'il faut que les capacités à reproduire le protocole de cette démonstration soit prédéfinies, définitives et potentiellement identiques pour tous. Autrement dit il faut que les facultés sensorielles et les facultés d'actions d'Un Genre humain soient établies comme vérité absolu et définitive et que cette vérité soit au fondement de la Science, qui par conséquent cesse par là-même d'être complètement scientifique pour devenir l'instrument d'une volonté idéologique. Cette science n'est plus qu'un territoire fini à l'intérieur duquel la scientificité peut s'exercer authentiquement mais dont les limites contraignent cette scientificité en lui ôtant par là même son Esprit qui est d'explorer librement, sans a priori, toute possibilité.
Quelles conséquences découlent de cette prédétermination idéologique ?
En premier lieu les facultés sensorielles et d'actions des êtres humains sont réduites à leur part indiscutablement universelle, c'est à dire leur part matérielle. Puisque ce sont les facultés des individus les plus limitées qui déterminent ce qui est le plus partagé, on convoque en toute logique ces facultés les plus limitées pour les obliger à constituer cette universalité évidente dont a besoin le projet universaliste de la Science. Il y a un glissement imperceptible de la proposition « ce qui est universellement partagé est évident » vers la proposition « il est évident que seul ce qui est universellement partagé est scientifiquement valable », cette dernière proposition étant celle dont a besoin la Science pour justifier son projet universaliste.
En second lieu, les individus qui orchestrent cette orientation idéologique peuvent affirmer que la Science est et ne peut qu'être matérialiste, c'est à dire qu'elle ne peut que répondre au comment des phénomène et en aucun cas à leur pourquoi. Cette affirmation est tout à fait légitime et cohérente à partir du moment où on a consenti à considérer comme vrais les a priori qui la précèdent : en effet dès lors que les facultés d'appréhension et d'action des êtres humains sont définis par leurs cinq sens, leur corps et leur raison, on peut établir que rien dans ces facultés ne permet d'aborder scientifiquement le pourquoi des phénomènes, ce qui est indiscutable.
Enfin, il suffit que cette orientation idéologique ait suffisamment vécu et instrumentalisé la scientificité pour que soit banalisée la confusion entre Science, matérialisme et scientificité. Au fil des années, des décennies et des siècles, la Scientificité a été si bien ficelée et conditionnée qu'il n'est plus possible de reconnaître la supercherie sans remettre en question toute entière la civilisation qui l'a abritée.
Reprenons notre propos en partant du point de vue de la Scientificité au lieu de partir de celui de la Science.
La scientificité n'a pas pour but de constituer un savoir universellement acceptable mais d'explorer la réalité sans préjuger ni de ce qu'elle est ni de ce que sont les moyens pour y parvenir. En conséquence elle ne définit aucune vérité définitive nous permettant d'affirmer qu'elle est incompatible avec la quête d'un grand Pourquoi. Ignorant par principe l'étendue des facultés d'appréhension de l'être humain, facultés qui sont à la fois sujet et objet de sa quête, elle s'interdit de leur poser des limites a priori. En conséquence, ne pouvant établir d'égalité certaine entre les facultés des divers êtres humains et s'interdisant de les réduire pour des motifs idéologiques qui sont étrangers à sa nature et à sa fonction de libre exploration, elle implique logiquement l'impossibilité pour un savoir universellement acceptable d'être constitué. Cela signifie que la Scientificité, en tant que modalité de recherche, exclue par nature la Science en tant que projet de constitution d'un savoir universel.
Car cette Science, pour exister, doit la contraindre à être ce qu'elle n'est pas, à se cantonner à des limites qui contredisent son esprit d'ouverture et d'exploration.
Commentaires
Le matérialisme scientifique est un monde en soi cohérent, c'est à dire que ses grandes orientations se confortent réciproquement pour constituer un certain type de rationalité. Son irrationalité réside moins dans ses constituants que dans les limites à l'intérieur desquelles ils se déploient.
Pour saisir pleinement cette irrationalité, il faut atteindre le constituant qui fonde tous les autres et qui n'est pas fondé par eux, le constituant qui sort du chapeau du magicien, le postulat qu'on feint d'assumer pour ne pas avoir à justifier qu'il est indémontrable, le constituant qui est le motif capable de tisser toute l'orientation idéologique pour lequel on l'a institué, le constituant qu'on met au même niveau que les autres pour cacher qu'il les fonde et qu'il n'est pas lui-même fondé.
Dans le cas du matérialisme, ce constituant fondateur est l'a priori selon lequel les facultés d'appréhension de l'être humain sont limitées, autrement dit l'idée que la Connaissance intérieure décrite par nos traditions spirituelles n'est que supercherie et que l'être humain ne peut pas "accéder" à la question du Pourquoi mais seulement avoir des « croyances » à ce sujet.
Ce constituant n'est pas prouvé par la Science, il est fondateur de la Science qui par extension ne peut pas le contredire puisqu'elle est définie et limitée par lui. La science est une création idéologique programmée pour ne pas contredire ses créateurs, pour ne pas contredire son propre programme, et pour nier qu'elle est tout cela. Le matérialiste affirme que la Science se fonde elle-même comme matérialiste, ce qui n'est pas faux si on différencie Science et Scientificité et qu'on admet que Scientificité et matérialisme sont parfaitement contradictoires.
L'a priori qui fonde la Science matérialiste n'est pas ontologique, il est gnoséologique. Il concerne moins l'être des choses que les capacités de l'être humain d'accéder à cet être. Une fois que ces capacités ont été définies dans des limites adéquates, la Science retient prisonnière la scientificité dont les succès et les absences confirment en apparence la version ontologique des limites gnoséologiques préalablement imposées. On affirme d'abord que la science est matérialiste, par un argument d'autorité, c'est à dire sans argument mais au nom de l'évidence, du bon sens, de la rationalité, pour ensuite affirmer tautologiquement, au nom d'une scientificité prise en otage et forcée de dire le réel dans les limites qu'on lui impose, que le matérialisme est scientifique.
Ce qui nous empêchera de voir clairement ce qui est exposé ci-dessus, c'est la façon dont on a imprégné la Scientificité du « projet d'un savoir universellement acceptable » au point de les avoir confondu. La scientificité est une modalité de recherche dont la spécificité consiste à établir une dialectique authentique entre le chercheur et le réel. Toute ruse méthodologique est adéquate tant qu'elle répond à cette définition, mais personne ne peut prétendre établir ni la nature définitive ni les conditions définitives de cette authenticité, c'est à dire de ces méthodologies.
Pour qu'une démarche scientifique puisse méthodologiquement aborder, ne serait-ce qu'indirectement, la question d'un Pourquoi, d'un Sens absolu, il faudrait que ce Sens émane d'une réalité objective appréhendable, et que cette réalité soit structurée par une géométrie et/ou un langage. Il n'y là rien d'irrationnel.
Ce qui est irrationnel, c'est de prétendre a priori que c'est impossible (au nom de quoi le prétend-on ? des pseudo-vérités que cette prétention génère?), ou de vouloir que ce Sens soit appréhendable par n'importe qui ou par tout le monde, ou encore de vouloir que ce Sens soit une chose matérielle extérieure. Faut-il ne reconnaître l'existence du feu qu'à la condition qu'on puisse craquer une allumette dans l'eau ?
Ce qui est irrationnel c'est d'attendre de ce Sens que sa réalité soit démontrable selon des critères matérialistes qui par essence l'interdisent. Ce n'est pas seulement irrationnel, c'est complètement idiot.
L'attitude du matérialisme consiste à s'enfermer dans un paradigme et à s'y cramponner. Tout remise en question du paradigme est soumise aux critères et conditions dictées par celui-ci, c'est à dire interdite. A l'intérieur de ce paradigme, la prétention à utiliser la scientificité pour oeuvrer à une quête de Connaissance ne peut être qu'une supercherie puisque celui-ci n'a d'autre but que de se conforter lui-même au plus grand mépris de cette Connaissance. Etre matérialiste, c'est vouloir être matérialiste avant de vouloir connaître.
C'est précisément à cause de son dogmatisme idéologique que le matérialisme avait besoin de l'appui apparent de la scientificité, pour donner l'impression que son point de vue était appelé par elle. Ainsi les matérialistes croient pouvoir prétendre qu'ils ne veulent pas être matérialistes mais qu'ils le sont parce que la scientificité l'exige, ce qui enlève au matérialisme tout le dogmatisme ridicule qui l'imprègne par essence. C'est la légitimation dont rêve toute idéologie fanatique.
Pour que cette confusion entre scientificité et matérialisme s'opère, il fallait d'abord confondre Scientificité et Science, c'est à dire obliger la Scientificité à être indissociable d'un projet de constitution d'un savoir universel qui lui est pourtant étranger.
On voit bien la critique qui sera faite d'un tel point de vue : on nous dira qu'une scientificité qui ne peut être validée par un consensus général impliquant des critères concrets ne peut avoir aucune valeur. Cela montrerait simplement à quel point nous sommes formatés par la confusion entre Science et Scientificité. Nous voulons absolument que la scientificité ait pour fonction de nous délivrer des vérités indiscutables. Seule la Science a cette fonction, ce qui a pour conséquence de lui ôter toute capacité à établir une connaissance digne de ce nom. En réalité rien dans la scientificité n'oblige des scientifiques à être compris, rien n'oblige une démonstration à être reproductible par n'importe quel scientifique puisque rien n'interdit à ceux qui l'ont faite d'utiliser des méthodologies inaccessibles à d'autres parce qu'impliquant des facultés sensorielles particulières. Il en découle qu'une démonstration ne vaut que pour celui qui est capable de la faire ou de la reproduire, et que rien n'autorise un individu à nier à un autre sa prétention à opérer une démarche scientifique, comme rien n'autorise cet autre à prétendre imposer des vérités ou à exiger d'être cru au nom de cette scientificité.
Il n'y a pas de volonté de Connaissance authentique sans renoncement à La Science.
La religion matérialiste a prétendu à travers cette Science nous imposer son point de vue. Par sa religiosité elle n'a fait que retarder l'avènement d'un monde authentiquement fondé sur la quête de connaissance, quête moins définie par ses résultats que par cette authenticité elle-même.
Pourquoi ne renoncerions-nous pas à toute religion pour que la quête de Connaissance soit enfin possible et que son mouvement perpétuel soit, à la place de toute croyance, le motif d'une nouvelle façon de concevoir la politique?
Ce qui sépare les êtres humains c'est leur absence de Volonté de Connaissance. Sans cette Volonté, nous ne sommes que des marionnettes livrées aux croyances et à leurs incohérences.